Pierrot by Isabelle Cousteil

Pierrot Bidon. Du bitume et des plumes

(article first published artcena-fr)

Homme libre et visionnaire, Pierrot Bidon, auteur et metteur en scène de plus de quatre-vingt spectacles de cirque, révolutionne la piste en contribuant à remettre le cirque en phase avec son époque.

Après l’épopée du Cirque Bidon, il abandonne chevaux et roulottes pour les voitures et les camions et crée Archaos. Transgressant les règles, il mise sur le caractère d’artistes souvent issus de la rue, fait du hors piste à tous les sens du terme, introduit musiques, techniques et thématiques du temps. L’esprit subversif s’exprime en décalage, en distorsion, fondements du véritable art clownesque auquel il est attaché.

Rêve, rire et cauchemar se mêlent en permanence, poussés à leur paroxysme dans le Circus of Horrors, créé en Grande-Bretagne. Fondamentalement aventurier, avide de rencontres et de découvertes, il explore le monde. Le Brésil et l’Afrique nourrissent sa créativité et enracinent l’avant-garde dans la tradition et les mythes ancestraux. Son Circo da Madrugada ou Circus Baobab y puisent leur inspiration. Ils prennent un tour plus poétique et théâtral tout en privilégiant toujours l’exploit physique et technique. Le baobab de bois et la coupole d’acier conçus pour ces spectacles illustrent une fois encore sa volonté de réinventer l’aire de jeu et d’offrir au spectateur de nouveaux angles de vue.

Funambule au sens propre et figuré, il est fasciné par le vide. Monter plus haut, voler sont le défi vers lequel convergent ses créations, dont l’ultime, Place des Anges, fait primer l’image et la sensation pure.

De la musique au palc

Pierrot Pillot nait en 1954 dans la Sarthe, d’un père ancien artiste de cirque et d’une mère mélomane, sans doute pas étrangers à son goût pour l’art clownesque et la musique qu’il pratique avec succès au Conservatoire.

« Après 68 » : Pierric échange avec ceux qui font bouger les scènes et la rue, se tourne résolument vers une destinée artistique et co-fonde le Théâtre de l’Espoir. Opéra Zoyd s’annonce prémonitoire de ses futures créations : spectacle total, il fait intervenir musique, projection d’images, bruitages et effets spéciaux.

La rencontre avec Paul Roullaud, agriculteur militant, poète et clown, est décisive.

À l’été 74, Pierrot rejoint son Cirque Bidon. Les poules font leur entrée dans le spectacle dans un numéro qui brocarde les dresseurs de fauves. Elles resteront l’animal emblématique de Pierrot qui devient « Bidon ».

La troupe sillonne la France, une partie franchit les Alpes vers l’Italie où s’installent chaque soir « palc » et roulottes. En 1980, les routes des Bidon se séparent. Pierrot et sa première épouse Martine Leroy1 créent ensemble le Cirque Constance, rentrent se produire en France avec leur spectacle et les prestations de funambule à grande hauteur de Pierrot.

L’art du chaos

Impatienté par la lenteur qu’impose les roulottes, cherchant le contraste et les émotions fortes, il fait entrer la mécanique sur la piste et traque les « caractères » autour desquels bâtir les numéros. Brigitte Burdin et Gilles Rhode2 sont de cette aventure qui fera prendre au cirque un tournant radical. Le premier spectacle d’ « Archaos, cirque de caractères » est mis en scène par Franco Dragone3 .

En 1987, un chapiteau entièrement fabriqué en cordes nouées abrite le spectacle intitulé… Le Chapiteau de cordes. Il contribue à instaurer une nouvelle acception du spectacle de cirque, conçu comme un ensemble cohérent et surprenant. Michel Dallaire, clown et formateur d’origine québécoise, prend la suite de Dragone.

La réinterprétation constante de l’aire de jeu devient l’une des marques de fabrique de l’auteur Pierrot Bidon, modifiant considérablement l’approche qu’artistes et spectateurs auront de la piste.

Le second Chapiteau de cordes créé en 1988 est sacré Meilleur Spectacle Off à Avignon. Ses nouveaux héros, Bouinax et Clowns de tôle4 , s’inscrivent dans la tradition clownesque mais la folie et l’absurdité sont poussées à l’extrême.

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À la même époque, Guy Carrara rejoint la compagnie installée à Alès et Pierrot se consacre à la création. Pascualito Voinet5 devient le « metteur en mécanique » d’Archaos, et invente le camion trapèze avec Ernest Clennell.

Détournement, transgression, rapidité, liberté restent de mise dans les spectacles et le mode de vie archaossien contribue largement à créer un mythe, au Royaume-Uni en premier lieu puis dans le monde entier.

The Last Show on Earth, créé en 1989, obtient le Grand Prix national du cirque en France puis le Prix du meilleur spectacle d’avant-garde au Festival d’Édimbourg.

Après Bouinax, puis BX 91, Beau comme la guerre, créés en 1990, Metal Clown, le choc des cultures présenté l’année suivante franchit un nouveau pas. Chaque plan est travaillé comme au cinéma, et la musique live est bien sûr au cœur de la création. La Cathédrale, gigantesque structure, accueille une rue asphaltée de 80 mètres de long sur 18 mètres de large et 2500 places.

Pourtant, à la suite de l’échec aux États-Unis et de la perte de la Cathédrale, engloutie dans une tempête à Dublin, la compagnie vit des lendemains difficiles. Destinés à être joués dans des théâtres, les spectacles DJ 92 puis DJ 93 prennent un tour plus « raisonnable » même si le décalage habille toujours la performance.

Métissages artistiques

Explorer, expérimenter, relier sont les moteurs de Pierrot. Guy Carrara et lui se séparent en 1994 sur Game Over, spectacle de « cirque-rave » imaginé et écrit par Pierrot et Guy mais que ce dernier poursuit seul. Missionné par l’Afaa6 , Pierrot part au Brésil avec sa seconde épouse, l’artiste Ana Rache de Andrade. Il répertorie les compagnies de cirque, élabore un programme de formations artistiques et techniques avec une soixantaine de professionnels brésiliens et français, dont ses plus proches collaborateurs le chorégraphe Jean-Jacques Sanchez, l’éclairagiste Jean-Marie Prouvèze puis, plus tard, les spécialistes de l’aérien Alain Veilleux et Stéphane Girard. Chorégraphies au sol et aérienne prennent une place primordiale dans le dispositif scénographique.

En 1997 est organisée une Université de cirque temporaire qui débouche sur O Circo da Madrugada, spectacle puis compagnie créés à l’image du Brésil par la démesure carnavalesque et le métissage des cultures. Enchaîne Caiu do ceu qui trouvera un nouveau souffle en France sous le titre Tombés du Ciel.

Rentré en effet avec quelques uns des jeunes artistes issus de cette aventure, Pierrot crée en 2001 avec Ana Rache et Stéphane Girard « Les Studios de Cirque de Marseille » qui rassemble ses diverses compagnies. Il élabore avec Tombés du ciel une construction qu’il qualifie lui-même de plus théâtrale et rattache aux mystères populaires du Moyen Âge.

Il parcourt désormais le monde en étant plus attentif aux territoires culturels, allant puiser images et sens dans des croyances et des légendes ancestrales.

En 1997, le réalisateur de cinéma Laurent Chevallier lui demande de venir en Guinée monter de toutes pièces le cirque nécessaire à son film Baobab Circus.

Pierrot recrute ses artistes dans le Ballet national, parmi les troupes d’acrobates terrestres et sur les marchés. Chorégraphes africains et formateurs français organisent ateliers et stages, le Centre National des Acrobates voit le jour. Les disciplines aériennes sont introduites en Guinée où elles étaient jusqu’alors inconnues. Une compagnie est créée, pérennisant l’aventure du film.

Le musicien Momo Wendel Soumah, vieux bluesman mandingue, devient la figure tutélaire du spectacle axé sur le thème de l’arbre à palabre sous lequel se content les histoires. Pierrot fait renaître La légende du singe tambourinaire qui jouera sur et sous une réplique de baobab conçue comme une structure de volant et permettant une vision du public à 360°.

Le besoin d’un autre spectacle, plus léger, se fait rapidement sentir. Les Tambours sauteurs se détache du baobab pour être joué en salle.

Circus Baobab, naissance du premier cirque aérien africain

En parallèle, Pierrot multiplie l’écriture et les mises en scènes pour d’autres compagnies que les siennes, assure la direction artistique de concerts ou de festivals comme Circafrica. Ainsi, le métissage s’applique également au cirque traditionnel auquel il insuffle sa vision : il répond à l’appel du cirque Joseph Bouglione pour la création de leur nouveau spectacle, B comme Beethoven et met en scène Planète Cirque pour le Cirque Nikouline de Moscou. Avec Circus of Horrors, créé pour le Gerry Cottle Circus, comédie musicale gore, gothique et rock’n roll, il porte à son paroxysme le cocktail rire, rêve et cauchemar. Ce spectacle connaît un succès retentissant, plusieurs versions successives, et se voit récompensé par The Arts Council of England.

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Il collabore également avec Les Tréteaux du Cœur Volant de Pascualito Voinet et le Cirque Baroque7 de Christian Taguet.

L’installation des Studios de Cirque à Marseille conduit Pierrot à produire une petite forme plus permanente, sous chapiteau. Elle prend en 2003 la forme d’un cabaret-cirque brésilien, Circo Paradisio, dans lequel le public est autant convié à une fête qu’à un spectacle. « Partager avec le plus de monde possible » est le leitmotiv de Pierrot. Dans la tradition du cabaret, il accueille des numéros, dont ceux de son ami l’artiste performer trash John Kamikaze.

Ce sera pour lui l’occasion de revenir sur scène, notamment dans le personnage « Bonbon Rose ». Son goût pour l’art clownesque est tel qu’il lui consacre la même année un spectacle de rue, La Grume.

Fascination céleste

Le ciel a toujours fasciné Pierrot le funambule. Il ambitionne de conquérir l’espace urbain, d’ascensionner ses façades, de créer des arches éphémères pour enjamber rues et places, de monter toujours plus haut. Le travail avec Pascualito Voinet, le baobab pour faire voler les Guinéens puis la création d’Orfeu pour la Compagnie Tout Fou to Fly, avec son complice Valentin Gneushev8 , lui permettent de perfectionner la recherche en la matière.

Dans Orfeu, outre la conception exigeante en matière de lumière et d’artifices, les trouvailles techniques (la marche aérienne tête en bas), l’implantation scénique avec gradin frontal rehaussé et filet latéral pour le grand volant sont une fois encore inédits.

La rencontre avec l’escaladeur-spéléologue Stéphane Girard en 1995 et l’évolution du Circo da Madrugada qui en découle lui permettent de repousser les limites du possible. L’action va désormais se dérouler en l’air, grâce à la coupole formée d’arches d’acier à 15 mètres de haut, construite en 2001 et baptisée « Angeodrome ». 20 000 spectateurs peuvent y tenir, placés au centre même du spectacle, bénéficiant d’une visibilité et d’une liberté totales sur une piste de 300 mètres par 150. L’espace ainsi élargi retrouve l’ampleur festive de l’aire carnavalesque.

La Trilogie du temps créée avec Patrice Kotyla à partir d’un numéro de Roue de la mort participe également de cette ascension. Jouée en extérieur sur l’espace public, elle enveloppe d’une apparence clownesque une performance d’équilibre.

Dans sa conquête du ciel, Pierrot cherche de plus en plus à masquer l’exploit technique et mécanique.

Sans structure propre autre que ses accroches, ses cordes et ses tyroliennes9 , Place des Anges constitue un défi technique et physique. Les artistes s’y produisent pour des milliers de personnes à 200 mètres de haut et sur des distances de vol pouvant atteindre 400 mètres. Une poésie et une magie inattendues sont seules perceptibles dans une expérience intense partagée avec le public où l’histoire elle aussi s’efface au profit de l’image et de la sensation pure.

En 2012, deux ans après la disparition de Pierrot Bidon, ses anges

Pour aller plus loin

Le fonds d’archives Pierrot Bidon est déposé et consultable à la Bibliothèque Nationale de France, Département des Arts du Spectacle – Paris

Études et publications universitaires :

  • KENNEDY-MARTIN Sophie, « Buried zones », Aspects of the french new circus : 1983-1992, with particular reference to Archaos, Trinity College – University of Dublin, Samuel Beckett Drama Centre 1996
  • Circus Baobab : vers un barattage de corporéités, de formes et de modèles artistiques
  • SIZORN Magali, Université de Rouen, 2es journées d’études de l’AGPA 2005

Ouvrages & presse spécialisés

  • COUSTEIL Isabelle, Pierrot Bidon, l’homme cirque, Éd. HD/Entrop!k – 2013
  • LESAING Bernard, Cirque Bidon, photographies, Éd. Pandora 1981
  • EVANS Gavin, Archaos, cirque révolutionnaire, photographies, introduction P. Bidon, PE Press Edinburgh
  • PATRICK Ian, Archaos, cirque de caractère, photographies, Éd. Albin Michel 1990
  • BEGADI Bernard, ESTOURNET Jean-Pierre, MEUNIER, Sylvie, L'Autre Cirque, Éd. Mermon 1990
  • Art Press, numéro spécial « Le cirque au-delà du cercle » 1999
  • BAILLY Olivier, Circus Baobab, Éd. de l’Œil 2003
  • JACOB Pascal, Le Cirque, voyage vers les étoiles, Éd. Géo/Solar 2009
  • GOUDARD Philippe, Le cirque, entre l’élan et la chute, Éd. Espace 34, 2010
  • MALEVAL Martine, Archaos, Éd. Actes Sud-Papiers/CNAC, 2010
  • Arts de la Piste et Stradda, publications de HorsLesMurs

Isabelle Cousteil, historienne, géographe et muséographe de formation, est conceptrice de projets culturels et artistiques. C’est ainsi qu’elle collabore dans les années 90 avec Pierrot Bidon et devient amie avec lui. Elle est par ailleurs auteur de récits, nouvelles, d’ouvrages jeunesse et de textes et adaptations théâtraux. Entropik – Pierrot Bidon est une association née en décembre 2010 par la volonté de Ana Rache de Andrade et d’un grand nombre d’amis qui veulent participer à une transmission de la vie, de l’œuvre et de l’esprit de Pierrot Bidon.